mercredi 21 avril 2021

Trois ans.



Il y a trois ans, un beau matin, j'ai redressé dans mon lit mon corps lourd et inconfortable, et c'est là, à ce moment précis, que j'a perdu les eaux. "Serait-ce donc aujourd'hui ?" me suis-je dit. J'étais à deux semaines du terme, c'était ma foi plausible.

Nous avons laissé nos aînés chez mon amie qui, je le savais, s'occuperait d'eux de façon extraordinaire. Ainsi j'étais parfaitement sereine de ce côté-là. 

Pour le reste, les obstétriciens m'avaient recommandé la plus grande hâte. "Vous comprenez, Madame, c'est un 4ème accouchement, ce bébé risque donc de naître très vite !" (comprenez "en moins d'une demi-heure", or j'habite à 40 minutes de la maternité), mais dans la mesure où je ne ressentais absolument aucune contraction, j'étais plutôt dubitative. 

Non sans raison. 
Arrivée à la maternité à 9h, j'ai finalement mis au monde cet enfant... le soir à 20h.
Mettant ainsi fin à la période la plus noire qu'il m'ait été donné de vivre au cours de ma vie.


Au cours de l'année précédente, j'avais subi, coup sur coup, la perte de deux bébés.

Par le biais, pour l'un, d'une grossesse arrêtée à la fin du troisième mois, dans des circonstances absolument indicibles, cauchemardesques, composées d'erreurs de jugement aux urgences obstétricales, d'un fœtus que j'ai expulsé dans ma voiture, arrêtée sur le bas côté d'une route de montagne dans le noir absolu, seule et absolument terrifiée. D'une hémorragie massive et incontrôlable, et d'une issue fatale frôlée de vraiment très, très près d'après les médecins qui m'ont sauvé la vie ce soir là et dans les jours qui ont suivi. 
J'ai vécu seule le choc et le traumatisme conséquent, le deuil difficile d'une grossesse dans laquelle (forte de mes trois premières grossesses très faciles et sans le moindre souci) je m'étais totalement projetée, les soins d'urgence et les transfusions sanguines. Toute seule. 

Et par le biais, pour l'autre, d'une mort foetale in utero à presque 5 mois de grossesse, parce que j'avais eu trop peur que le vaccin anti-grippe soit néfaste au fœtus. Parce que je l'avais acheté, ce p**** de vaccin (il était dans mon frigo, et il y est resté des mois ensuite, j'étais totalement incapable de le toucher) mais je ne l'ai pas fait, paralysée par l'inquiétude. 
Parce que j'ai attrapé la grippe. 
Parce que ça l'a tué. 
Et il m'est impossible de me pardonner ça. De vivre avec cette réalité, tous les jours. Encore maintenant, cette culpabilité me hante et je sais que c'est une croix que je porterai jusqu'à la fin de ma vie. Seule... toute seule.

J'étais dans les tréfonds d'une abîme de tristesse, d'incompréhension, de culpabilité et de désespoir, sans le moindre espoir de sortie quand je suis tombée enceinte à nouveau. 

Il m'a été impossible d'y croire. 
Depuis le test positif, jusqu'au moment où cet enfant est né vivant et en bonne santé, je n'y ai pas cru.

Je ne me suis jamais connectée à lui durant cette grossesse. J'ai refusé de connaître son sexe pour ne pas me projeter. J'ai été incapable de regarder son image sur les moniteurs d'échographie, tant le trauma causé par l'image de mon bébé mort, inerte, à 5 mois de grossesse, a brûlé mes rétines à tout jamais.

Je n'ai parlé de cette grossesse à personne. Je n'ai pas fait d'annonce joyeuse, de plans sur la comète.

Hormis les personnes qui me côtoyaient de près au quotidien, personne n'a su que j'étais enceinte. C'était l'hiver et j'ai caché mon ventre sous un gros manteau (je n'étais pas bien grosse de toutes façons). Dans mon village, une dame m'a même demandé, en me voyant avec mon bébé quelques semaines après sa naissance, si je l'avais adopté.

Je ne voulais pas en parler. 
En parler c'était devoir annoncer une autre mort bientôt, affronter le regard des autres, et devenir l'objet de ragots : "Mais siiiiii tu sais, c'est celle qui a perdu trouze mille bébés, là". 
J'avais déjà vécu cela la première fois. J'avais très brièvement laissé mes enfants à une connaissance durant mon séjour à l'hôpital, et le lendemain du jour où j'ai failli perdre la vie en me vidant de mon sang, couchée dans mon lot d'hôpital, j'ai reçu un appel de sa voisine (une personne que j'avais du croiser tout au plus deux fois dans ma vie et avec laquelle je n'avais aucune affinité particulière), ne m'offrant aucun soutien sincère, mais débordant d'une curiosité extrêmement malsaine, avide de détails croustillants et morbides.

Parler de cette nouvelle grossesse, c'était reconnaître l'existence de ce nouvel enfant, admettre qu'il était là, s'attacher à lui. Et par conséquent... plus dure serait la chute lorsqu'il allait, lui aussi, mourir comme les deux bébés précédents.

Je ne pouvais pas m'attacher à lui. 
Je me le suis interdit.

J'avais perdu toute foi en moi et en la capacité de mon corps à donner la vie à nouveau.

Je me suis sentie seule comme jamais, totalement livrée à moi même, faute de trouver qui que ce soit qui fut en mesure d'écouter et de comprendre cette terreur sourde qui me taraudait jour et nuit : quand, à quel moment, ce bébé-là allait-il à son tour mourir ? Peut-être d'ailleurs était-il déjà mort. Se pourrait-il que je porte à nouveau la mort, en ce moment même ? Vais-je être capable de me relever, à nouveau ? Probablement pas, cette fois-ci. 

Personne n'était en mesure de comprendre ces émotions, ces sentiments. Quand on porte la vie, on ne fait pas/dit pas/pense pas ces choses là. Personne n'a envie d'entendre ça. 
Alors j'ai tout gardé pour moi.

Vers le 5ème mois de cette grossesse (qui accusait déjà fort bien son lot de détresse psychologique aiguë, par ailleurs absolument pas adressée), mon père est décédé subitement, terrassé par un AVC alors qu'il pétait littéralement la forme. 
Le choc fut terrible et le chagrin immense. Il était encore si jeune et si plein d'énergie. J'avais encore tant de choses à faire et à apprendre avec lui. Tant de nœuds à défaire. Tant de non-dits à prononcer.

La cérémonie funéraire se tenait à l'autre bout du pays, nécessitant un long voyage en avion puis en voiture, et j'ai eu peur, évidemment. Peur de tuer mon enfant comme la fois précédente, à cause d'un nouveau manque de discernement.

J'ai eu trop peur pour y aller. 
La culpabilité m'a dévorée de n'avoir même pas été capable de lui rendre ce dernier hommage, à lui, mon père, pour une grossesse que je ne serais sans doute même pas foutue de mener à terme à nouveau, de toutes façons. 
On n'a qu'un seul père. Qui peut être indigne au point de ne pas se rendre aux funérailles de son père, quelle qu'en soit la raison ?

Mais j'ai gardé tout ça pour moi, à nouveau. A qui parler, de toutes façons ? Je n'avais personne me proposant écoute et soutien autour de moi, personne. Et je ne pouvais pas me laisser aller au chagrin devant mes trois petits.

Puis, je suis tombée malade, presque tout de suite après. 

Une vésicule biliaire dysfonctionelle se retire aisément grâce à la chirurgie, mais pas à cinq mois de grossesse. 
A ce terme-là, le chirurgien a choisi de ne pas m'opérer, préférant le faire après la naissance. J'étais d'accord avec cette décision. La grossesse était trop avancée et une anesthésie générale représentait un nouveau risque que je n'étais pas prête à prendre.
On m'a dit que je limiterais les dégâts et les risques en adoptant une alimentation strictement non grasse (et sans sucre, sans viande, sans fruits, sans produits transformés, etc), ce que j'ai fait, avec une assiduité extrême.

Mais rien ne s'est passé comme prévu. 
Des crises de douleurs absolument atroces ont succédé les unes aux autres. De plus en plus proches. De pires en pires à chaque fois. Presque plus aucun aliment ne passait. 
J'étais seule à la maison avec les enfants et, à chaque instant, j'avais peur qu'une nouvelle crise ne survienne et me laisse sur le carreau en leur présence.

Je ne pouvais plus m'alimenter normalement, et au lieu de compter le poids pris au long de ma grossesse, j'ai vu les kilogrammes disparaître à la vitesse de la lumière : - 5 kilos. - 10 kilos. - 20 kilos. Comment subvenir correctement aux besoins d'un fœtus dans des conditions de santé aussi précaires ? Moi-même, je ne tenais même plus debout.

Et puis, un jour, j'ai été hospitalisée en urgence pour une pancréatite aiguë. L'un des calculs présents dans ma vésicule malade avait migré dans mon pancréas. 
C'était LE risque. On l'espérait infime, hélas il a fallu que ce soit pour ma pomme.

J'ai vu la mort en face. 
J'étais certaine que ni le bébé ni moi ne pourrions survivre à ça. 
J'ai passé une semaine à l'hôpital en service de chirurgie viscérale, naviguant d'IRM en échographies, alimentée uniquement par voie intra-veineuse (donc à jeun) pendant 5 jours afin de laisser le pancréas se reposer, surveillée de près par un chirurgien à la mine (un peu trop) enjouée pour réellement cacher son inquiétude face à ce cas de figure inhabituel et décidément malcommode.

A chaque monito, je redoutais les incontournables mots, ceux qui te tuent à l'intérieur à chaque fois, ceux qui font de toi un être abîmé à vie, définitivement cassé. Ces mots-là. "Attendez, je n'ai pas d'activité cardiaque, là... (et au bout d'un long silence) ...Madame, je suis désolé(e), le bébé est décédé."

J'ai appréhendé et redouté cette phrase tous les jours, neuf mois durant, jusqu'à la minute où j'ai eu cet enfant posé sur moi, bien vivant et resplendissant de santé, un 21 avril au soir, il y a trois ans.

J'ai vécu l'enfer. 
J'ai vécu l'enfer chaque jour de cette grossesse ainsi que dans les semaines qui ont suivi la naissance (mener à bien un allaitement exclusif en étant incapable de m'alimenter, laisser mon bébé âgé d'un mois loin de moi 3 jours durant, pour subir l'opération qui allait me sauver la vie) et je n'ai eu personne, mais absolument personne, auprès de qui m'épancher. Les choses auraient sans doute été moitié moins difficiles à vivre si ça avait pu être le cas. Mais je n'ai pas réussi à m'ouvrir à qui que ce soit. Le traumatisme était beaucoup trop présent.



Je garde de cette période un syndrome post-traumatique très très très violent.

Pendant les deux années qui ont suivi cette naissance, j'ai fourni un effort absolument surhumain pour rester à flot. Gérer le quotidien sans fondre en larmes à tout bout de champ. Complètement seule. Sans aide ni soutien de quiconque, toujours. Juste seule.

Puis j'ai fini par reprendre le dessus, en grande partie grâce à la présence de cet enfant, qui m'a redonné de la force. 

Même si, pour parler honnêtement, la vie m'a réservé encore quelques chiens de sa chienne par la suite (serai-je un jour au bout de mes peines ?), j'encaisse vaillamment.

J'essaie d'aller bien, pour les miens surtout, et la plupart du temps j'y parviens.
Mais j'ai fréquemment des attaques de panique et de pleurs incontrôlables quand je repense à ces neuf mois d'angoisse absolue, et à l'année atroce qui les a précédés. 
Je sens ma poitrine se contracter violemment, l'air me manquer, et je suis secouée par des sanglots incoercibles.

Et je n'arrive toujours pas à en parler... parce qu'au fond, j'ai immensément de mal à accorder ma confiance totale, à qui que ce soit (et quand je le fais, je suis systématiquement déçue). 
Et parce que je sais, aussi, que personne ne peut comprendre ce que j'ai traversé, à défaut de l'avoir vécu.  

Alors je le pose là, parce que ça fait du bien.




Aujourd'hui, mon bébé a trois ans. 
Et si j'aime tous mes enfants avec infiniment de passion, ce que je ressens pour cet enfant-là est totalement indescriptible. 

Je pourrais passer le restant de mes jours à le regarder respirer. A le contempler lorsqu'il dort. A le bouffer des yeux. A m'emplir les poumons, littéralement, de son odeur de bébé. A embrasser ses mains potelées. 
A rester coite devant le miracle que constitue sa présence ici-bas, auprès de moi.
Quand je le serre contre moi, les yeux fermés, les larmes jamais vraiment loin, j'ai l'impression bizarre d'être une rescapée... et au fond, il y a probablement un peu de ça. 

C'est un petit bonhomme absolument extraordinaire, qui a su merveilleusement trouver sa place au sein de la fratrie. 
Seul petit blond platine à la peau diaphane, au milieu d'une fratrie de ritals bruns au teint olive, c'est mon Soleil, ma Vie.

Mon bébé arc-en-ciel. 

J'espère que le poids de ce que j'ai vécu, de ce que NOUS avons vécu, ensemble, lui et moi, pendant cette grossesse et avant, ne pèsera pas trop lourd sur ses épaules. Je tâcherai d'y veiller. 
Mais j'ai foi en nous deux. Ensemble, on est invincibles. Deux guerriers, deux lions. Notre relation est incroyable. 

On s'aime jusqu'aux étoiles, et au-delà. Je le lui dis 24 fois par jour, tous les jours, et je renais davantage à la vie à chaque fois que je l'entends me dire, "Bébé adorrrr' Maman".

Joyeux anniversaire, mon petit chat.
Et merci, en venant au monde, de m'avoir fait renaître à la vie.

2 commentaires:

  1. Quelles souffrances ces dures epreuves. Je remarque que vous citez plusieurs fois que vous etiez seule. N'aviez vous pas les epaules de votre mari pour vous soutenir?

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  2. Hélas non. Pas durant cette période.

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